Chesterton dédie Orthodoxie à sa mère, de manière lapidaire – « À ma mère » –, mais qui semble indiquer malgré tout l’importance de ce livre dans son propre itinéraire, en tous les cas son aspect personnel, comme nous l’avons déjà souligné. Si Orthodoxie est la suite logique d’Hérétiques, la suite attendue et réclamée, le livre n’est pourtant pas le fruit d’une génération spontanée. Entre 1905, année de la publication d’Hérétiques et 1908, année de celle d’Orthodoxie, Chesterton va accumuler le matériau nécessaire à la rédaction de son ouvrage. En fait, il va lui-même approfondir certaines questions et préciser d’abord à lui-même l’état réel de sa pensée. On trouve une première ébauche lointaine de certains passages d’Orthodoxie dans Homesick at Home (parfois nommé White Wynd), publié en 1896 et à nouveau dans The Coloured Lands, livre paruen 1938,après la mort de Chesterton. Dans Homesick at Home Chesterton esquisse déjà l’idée selon laquelle l’habitude et la routine peuvent conduire à une perte du sens du réel. Homesick at Home est une fable qui illustre cette idée (White Wynd, le personnage principal, quitte femme et enfants qu’il a trop vus), mais celle-ci se retrouve dans Orthodoxie. Dans l’introduction à ce dernier livre, Chesterton écrit : « J’ai souvent eu la fantaisie d’écrire un roman sur un yachtman anglais qui aurait fait une erreur légère en calculant sa route et découvrirait l’Angleterre, pensant que c’est une île nouvelle située dans les mers du sud. (…) Que pourrait-il y avoir de plus délicieux que d’éprouver en même temps toutes les terreurs fascinantes d’un lointain voyage combinées avec ce sentiment si humain de sécurité que l’on goûte en rentrant chez soi ? Que pourrait-il y avoir de meilleur que d’éprouver tout l’amusement de découvrir l’Afrique du Sud sans l’écœurante nécessité d’y débarquer ? Qu’y aurait de plus glorieux que de s’équiper pour découvrir la Nouvelle Galles du Sud et de comprendre en versant des larmes de joie que c’est en réalité la vieille Galles du Sud. C’est là du moins ce qui me semble le principal problème pour les philosophes et, d’une certaine, le principal problème de ce livre. Comment pouvons-nous nous arranger pour être à la fois étonnés par l’Univers et néanmoins nous y trouver chez nous ? Comment se peut-il que cette étrange cité cosmique avec ses citoyens à plusieurs jambes, avec ses lampes monstrueuses et anciennes, comment ce monde peut-il nous donner à la fois la fascination d’une ville inconnue et le confort et l’honneur d’être notre ville ? »
Le cadre est donné. Plus qu’une réutilisation d’un matériau qui a déjà servi, Chesterton dresse l’état psychologique de son livre. Etre à la fois surpris et en sûreté. Il le porte simplement au plan philosophique, ce qui n’est pas une petite audace. Il va plus loin. Au terme de sa propre évolution, il va montrer que le christianisme est la véritable réponse à cette double tension qui normalement s’exclut.
« Je désire montrer que ma foi répond d’une façon particulière à ce double besoin spirituel, le besoin de ce mélange de familier et d’extraordinaire que la Chrétienté a justement nommé le roman. Car le mot “roman” possède quelque chose du mystère et de l’ancienne signification de Rome. »