Au-delà de la reprise d’idées qui lui tiennent à cœur, Chesterton va nourrir également sa réflexion au rythme de l’actualité journalistique et de la polémique qui se fait jour à cette époque. Il lit beaucoup, notamment pour T.P.’s Weekly qui lui réclame une sorte de liste de livres à lire pour 1908. Dans son article qui paraît pour le numéro de Noël 1907 (A scheme for Reading for 1908), Chesterton propose notamment l’Apologia pro vita de Newman, Les Confessions de saint Augustin et la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin. Mais, quelques années auparavant, la polémique a également nourri sa réflexion. Chesterton a notamment débattu avec Robert Blatchford, entre le 27 mars 1903 et le 23 décembre 1904. C’est un échange important également, car il permet au futur auteur d’Orthodoxie de préciser sa pensée. Rationaliste et socialiste, Blatchford était également rédacteur en chef du Clarion et auteur d’un manifeste, God and My Neighbour, sorte de Credo rationaliste. Il propose en 1903 à tous ceux qui ne partagent pas sa vision de s’exprimer dans les colonnes de son journal. Dans son article du 27 mars 1903, Blatchford cite un article de Chesterton du 14 mars, The return of the Angels, paru dans le Daily News. C’est un superbe article de Chesterton dans lequel il énonce dès la première ligne qu’il vise à provoquer et à polémiquer. Tout son raisonnement est bâti sur le fait que la méthode moderne s’appuie sur la théorie de l’hypothèse. Si celle-ci est vérifiée, alors la probabilité d’une vérité se fait jour. Avec beaucoup d’amusement, Chesterton retourne la méthode moderne contre la modernité en montrant que la croyance en un monde spirituel a toujours existé et que cette permanence, si l’on suit la méthode moderne, tend à montrer qu’il s’agit bien d’une réalité. Les paysans croient aux fées conclue-t-il. « Le rationalisme est une maladie des villes, comme le problème de logement. Tout ceci, bien sûr, n’est que suggestif, mais c’est très suggestif. Le phénomène ne prouve pas la religion ; mais la religion explique le phénomène… (…). par le rejet du rationalisme, le monde devient soudainement raisonnable. » En réaction à cet article, Blatchford pose donc quatre questions à GKC : 1°) Etes-vous chrétien ? 2°) Que signifie le christianisme ? 3°) Que croyez-vous ? 4°) Pourquoi croyez-vous ? Quatre questions importantes car elles vont obliger Chesterton à préciser les choses, même si le débat va vite se concentrer autour du déterminisme. Elles forment de toute façon comme l’armature de ce que sera Orthodoxie. Chesterton répondra dans le Daily News. On retrouvera surtout Robert Blatchford évoqué dans Orthodoxie (cinq fois au total), dès le chapitre III (Le suicide de la pensée) : « M. Blatchford attaque le christianisme parce que M. Blatchford a la monomanie d’une seule vertu chrétienne, d’une charité purement mystique et presque irrationnelle. Il a une idée étrange : c’est qu’il rendra plus facile le pardon des péchés en disant qu’il n’y a point de péchés à pardonner. Non seulement M. Blatchford est un chrétien des premiers âges mais c’est le seul chrétien de cette époque qui aurait dû être mangé par les lions. Dans son cas, en effet, l’accusation païenne se justifie : sa pitié n’est pas autre chose que de l’anarchie. » Chesterton dénonce également, en Robert Blatchford, la croyance, qu’il avoue avoir partagé aussi, de la ressemblance entre le christianisme et le bouddhisme. C’est au chapitre VIII (Le roman de l’Orthodoxie) : Ces ressemblances sont « de deux sortes : des ressemblances qui ne signifient rien parce qu’elles sont communes à toute l’humanité et des ressemblances qui n’en sont pas du tout. (…) C’est ainsi qu’il donne comme un exemple des plus saillants que le Christ et Bouddha furent appelés par la voix divine venant du ciel, comme si l’on pouvait s’attendre à ce que cette voix sortit de la cave à charbon. » Dans le même chapitre, il s’en prend encore à Robert Blatchford à propos des conséquences de sa négation du péché originel : « M. Blatchford s’est avancé, comme un ordinaire briseur de Bible, pour prouver qu’Adam était innocent du péché contre Dieu ; en manœuvrant ainsi, il admettait, seule issue de son raisonnement, que tous les tyrans, de Néron au roi Léopold furent innocents de tout péché contre l’humanité. »
Préalablement à Orthodoxie, la polémique avec Robert Blatchford avait déjà fait l’objet d’une publication, en 1904, dans une brochure collective, dirigé par George Haw. Le titre du livre ? The Religious Doubts of Democraty (et non simplement The Doubts of Democraty comme l’écrit Maisie Ward dans son livre sur Chesterton) Chesterton y participe à travers quatre articles. Le premier, « Christianity and Rationalism », est à la fois le titre de l’article de Chesterton et celui de la seconde partie (le livre en contient douze) dont il forme la seule participation. Son second article est « Why I believe in Christianity » qui forme le troisième article de la septième partie. Vient ensuite « Miracles and Modern Civilisation », second article de la dixième parties. Enfin, la dernière participation de Chesterton se trouve dans la douzième partie, « The Eternal Heroism of the slums ». Les contributions de Chesterton préfigurent bien Orthodoxie. Comme le note Maisie Ward, il est certain que Chesterton adhère alors à la divinité du Christ. Dans sa première contribution, il affirme qu’il ne pourra pas montrer dans le détail toutes ses raisons d’adhérer au christianisme ; elles sont aussi nombreuses que celles qui font que Robert Blatchford n’est pas chrétien. Il utilise alors une forme paradoxale de raisonnement que l’on retrouvera dans Orthodoxie montrant la richesse du christianisme dans une adhésion à des vérités qui s’excluent en apparence. Dans le second article, Chesterton évoque des thèmes comme la déterminisme et le libre-arbitre, la nécessité du surnaturel alors que le troisième développe la question des miracles. Enfin dans le dernier, Chesterton attaque à nouveau le déterminisme, dans la mesure où selon Robert Blatchford les mauvais environnements produisaient forcément de mauvais hommes.