Le mardi 30 août 1910, le quotidien catholique français La Croix évoque (cf. reproduction de la première page ci-dessus), semble-t-il pour la deuxième fois (si nos recherches se confirment) le nom de Gilbert Keith Chesterton (orthographié Gilbert-Keith). Il ne s’agit pas réellement d’un article de la rédaction ni même de l’une grandes signatures qui publient habituellement dans le quotidien. Le nom de Chesterton apparaît dans la rubrique « Ce que disent les journaux », sorte de revue de presse. Celle-ci reproduit un article paru dans L’Écho de Paris, quotidien littéraire et politique conservateur. Cet article, dont la date de parution n’est pas indiquée, est signé « Junius ». Il s’agit bien évidemment d’un pseudonyme qui cache l’écrivain Paul Bourget, élu à l’Académie française le 31 mai 1894.
Ce Billet de Junius rapporte la publication d’un article paru dans une revue alors nouvelle et jeune, la Nouvelle Revue Française, la fameuse N.R.F, qui a proposé une traduction d’un texte de Gilbert Keith Chesterton, Les Paradoxes du christianisme. Il s’agit en fait du chapitre VI – un chapitre central – d’Orthodoxie, qui n’est pas encore traduit intégralement en français puisqu’il faudra attendre pour cela… 1920, avec une traduction réalisée par Charles Grolleau.
Ce qu’ignore, semble-t-il Junius/Bourget, c’est que la traduction publiée par la N.R.F. a été réalisé par Paul Claudel. On peut notamment trouver cette traduction dans Supplément aux œuvres complètes de Paul Claudel, tome deuxième (page 26 à 42) publié dans la Collection du Centre Jacques-Petit aux Éditions de l’Age d’Homme (1991). André Gide avait demandé à Valery Larbaud de présenter Chesterton aux lecteurs de la Nouvelle Revue Française et ce dernier avait écrit une notice de présentation. Nous en reparlerons très prochainement. En attendant, voici, tel qu’il fut rapporté par La Croix du mardi 30 août 1910, le Billet de Junius paru dans L’Écho de Paris.
(Ci-dessus reproduction de la page 4 de l'édition du mardi 30 août 1910 du quotidien La Croix. On aperçoit le titre de la rubrique : « Ce que disent les journaux » qui reproduit le Billet de Junius consacré à Chesterton et paru dans L'Écho de Paris)
L’attirance de l'Eglise
Une jeune revue, la Nouvelle Revue Française, publie, dans son numéro du 1er août un article qui dépasse, par le sujet et par la forme, l'ordinaire composition littéraire. C'est la traduction – remarquable et faite de main d'artiste – d'un chapitre d'un philosophe anglais, Gilbert-Keith Chesterton. Je dis philosophe, parce que la pensée est ici d'ordre philosophique, la logique serrée, la composition rigoureuse, malgré la fantaisie. Mais l'ardeur du style, la fréquence et souvent la beauté de l'image permettraient d'appeler lyrique ce morceau intitulé les Paradoxes du christianisme.
M. Chesterton, qui est un écrivain célèbre, et que nous appellerions « un jeune maître » – 40 ans à peu près – fut élevé dans l'incroyance, Selon les probabilités, il devait commencer par couler à fond. C’est ce qui eut lieu. « J'étais un païen à 12 ans, dit-il, et un agnostique complet à là. 16 ». Mais bientôt la libre pensée l'inquiéta. Il s'aperçut que le christianisme, attaqué de tous côté avec une rage extrême, l'était pour des raisons contradictoires. « Un rationaliste n'avait pas plutôt démontré qu'il était trop à l'Est qu'un autre démontré avec une clarté égale, qu'il était trop à l’ouest. ». Pour plusieurs de ses ennemis, le christianisme est opposé à la joie ; pour d'autres, par son dogme de la providence, « il loge l’humanité dans une chambre de bébé, blanche et rose ». Pour plusieurs de ses ennemis, il donne trop de conseils de douceur ; pour d'autres, il est une cause de guerre perpétuelle. Pour, plusieurs de ses ennemis, il prêche une doctrine trop austère et d'autres lui reprochent le luxe ses autels, ses ornements d'or et d'argent. Les exemples pourraient être multipliés, presque à l’infini. Si toutes ces accusations étaient fondées, se demande Chesterton, quel singulier monstre serait le christianisme, en qui se réuniraient tous les contraires ?
C'est une explication peu satisfaisante, il est vrai. Mais il y en a une autre et qui apparaît au philosophe dans une clarté grandissante « Peut-être après tout est-ce le christianisme qui est sain et ses critiques qui extravaguent en divers sens. » Il faut voir comment il développe cette idée ; avec quel humour, quelle souplesse, quelle justesse il montre, dans l'Eglise catholique, le point d'équilibre entre des forces dont aucune n'est sacrifiée, entre la famille féconde et la virginité, entre la sévérité et la mansuétude, entre la richesse et la pauvreté, et comment il la magnifie pour n'avoir jamais cédé à la mode du jour, à la mode qui est le piège renaissant et mortel.