
Nous avons évoqué récemment le nom de Valery Larbaud (cf. ICI). Dans l’histoire de la réception de Chesterton en France, ce nom se retrouve à plusieurs reprises. Pourquoi revenir sur lui, plus particulièrement aujourd’hui ? Tout simplement parce que l’édition définitive de son Journal vient de paraître aux éditions Gallimard. Pour tous les amoureux de la littérature, c’est un événement considérable. Larbaud occupe, en effet, dans les lettres françaises une place éminente, particulièrement comme critique.
Né à Vichy en 1881, Valery Larbaud sera un enfant particulièrement élevé par sa mère et sa tante puisqu’il perd son père, âgé de 59 ans à sa naissance, alors qu’il a huit ans. Sa santé fragile ne l’empêche pas d’obtenir en 1908 sa licence ès-lettre. Mieux, la même année, pour le prix Goncourt, Octave Mirbeau porte son vote sur Poèmes par un riche amateur, publié par Larbaud. La fortune de la famille lui permet de mener une vie riche de dandy, voyageant à travers l’Europe. Parlant plusieurs langues, il fait connaître en France plusieurs écrivains étrangers dont Samuel Butler, qu’il traduit, et James Joyce dont il est le correcteur-superviseur pour la traduction d’Ulysse. Atteint d’hémiplégie et d’aphasie en novembre 1935, il passe les vingt-deux dernières années de sa vie cloué dans un fauteuil et doit vendre en viager sa très riche bibliothèque (15 000 volumes) à la ville de Vichy pour continuer à vivre. Il est lui-même l’auteur de plusieurs ouvrages dont des romans et des essais de critiques littéraires. Il faut signaler particulièrement Ce vice impuni, la lecture. Domaine anglais et Ce vice impuni, la lecture. Domaine français, publiés chez Gallimard. Le « Domaine anglais » a été réédité en 1998 chez Gallimard et l’on y trouve bien sûr plusieurs pages consacrées à Chesterton. Valery Larbaud a connu les honneurs de la collection de La Pléiade. Il existe une Association internationale des amis de Valery Larbaud et qui décerne chaque année un Prix littéraire Valery Larbaud. On peut écouter ICI une émission de Canal Académie consacrée à cet écrivain, avec Michel Déon.
En août 1910, la Nouvelle Revue Française publie une traduction du chapitre VI d’Orthodoxie (Les paradoxes du christianisme), traduction réalisée par Paul Claudel, mais introduit à la demande d’André Gide par Valery Larbaud. Ce dernier soumet sa notice à Paul Claudel et l’invite à y changer tout ce qu’il souhaite. Il en profite pour indiquer à Claudel une erreur de traduction : Mercie, dans le texte, est l’ancien nom de la province de Birmingham et n’a rien à voir avec la Murcie espagnole. Larbaud recevra de Claudel la réponse suivante : « Votre notice est excellente et je ne vois rien à y changer. J’ignorais tout de mon auteur. Etes-vous sûr qu’il soit catholique ? Je l’ai vu costumé en Dr Johnson pour un pageant anglican ».
À suivre…
Le mardi 30 août 1910, le quotidien catholique français La Croix évoque (cf. reproduction de la première page ci-dessus), semble-t-il pour la deuxième fois (si nos recherches se confirment) le nom de Gilbert Keith Chesterton (orthographié Gilbert-Keith). Il ne s’agit pas réellement d’un article de la rédaction ni même de l’une grandes signatures qui publient habituellement dans le quotidien. Le nom de Chesterton apparaît dans la rubrique « Ce que disent les journaux », sorte de revue de presse. Celle-ci reproduit un article paru dans L’Écho de Paris, quotidien littéraire et politique conservateur. Cet article, dont la date de parution n’est pas indiquée, est signé « Junius ». Il s’agit bien évidemment d’un pseudonyme qui cache l’écrivain Paul Bourget, élu à l’Académie française le 31 mai 1894.
Ce Billet de Junius rapporte la publication d’un article paru dans une revue alors nouvelle et jeune, la Nouvelle Revue Française, la fameuse N.R.F, qui a proposé une traduction d’un texte de Gilbert Keith Chesterton, Les Paradoxes du christianisme. Il s’agit en fait du chapitre VI – un chapitre central – d’Orthodoxie, qui n’est pas encore traduit intégralement en français puisqu’il faudra attendre pour cela… 1920, avec une traduction réalisée par Charles Grolleau.
Ce qu’ignore, semble-t-il Junius/Bourget, c’est que la traduction publiée par la N.R.F. a été réalisé par Paul Claudel. On peut notamment trouver cette traduction dans Supplément aux œuvres complètes de Paul Claudel, tome deuxième (page 26 à 42) publié dans la Collection du Centre Jacques-Petit aux Éditions de l’Age d’Homme (1991). André Gide avait demandé à Valery Larbaud de présenter Chesterton aux lecteurs de la Nouvelle Revue Française et ce dernier avait écrit une notice de présentation. Nous en reparlerons très prochainement. En attendant, voici, tel qu’il fut rapporté par La Croix du mardi 30 août 1910, le Billet de Junius paru dans L’Écho de Paris.
(Ci-dessus reproduction de la page 4 de l'édition du mardi 30 août 1910 du quotidien La Croix. On aperçoit le titre de la rubrique : « Ce que disent les journaux » qui reproduit le Billet de Junius consacré à Chesterton et paru dans L'Écho de Paris)
L’attirance de l'Eglise
Une jeune revue, la Nouvelle Revue Française, publie, dans son numéro du 1er août un article qui dépasse, par le sujet et par la forme, l'ordinaire composition littéraire. C'est la traduction – remarquable et faite de main d'artiste – d'un chapitre d'un philosophe anglais, Gilbert-Keith Chesterton. Je dis philosophe, parce que la pensée est ici d'ordre philosophique, la logique serrée, la composition rigoureuse, malgré la fantaisie. Mais l'ardeur du style, la fréquence et souvent la beauté de l'image permettraient d'appeler lyrique ce morceau intitulé les Paradoxes du christianisme.
M. Chesterton, qui est un écrivain célèbre, et que nous appellerions « un jeune maître » – 40 ans à peu près – fut élevé dans l'incroyance, Selon les probabilités, il devait commencer par couler à fond. C’est ce qui eut lieu. « J'étais un païen à 12 ans, dit-il, et un agnostique complet à là. 16 ». Mais bientôt la libre pensée l'inquiéta. Il s'aperçut que le christianisme, attaqué de tous côté avec une rage extrême, l'était pour des raisons contradictoires. « Un rationaliste n'avait pas plutôt démontré qu'il était trop à l'Est qu'un autre démontré avec une clarté égale, qu'il était trop à l’ouest. ». Pour plusieurs de ses ennemis, le christianisme est opposé à la joie ; pour d'autres, par son dogme de la providence, « il loge l’humanité dans une chambre de bébé, blanche et rose ». Pour plusieurs de ses ennemis, il donne trop de conseils de douceur ; pour d'autres, il est une cause de guerre perpétuelle. Pour, plusieurs de ses ennemis, il prêche une doctrine trop austère et d'autres lui reprochent le luxe ses autels, ses ornements d'or et d'argent. Les exemples pourraient être multipliés, presque à l’infini. Si toutes ces accusations étaient fondées, se demande Chesterton, quel singulier monstre serait le christianisme, en qui se réuniraient tous les contraires ?
C'est une explication peu satisfaisante, il est vrai. Mais il y en a une autre et qui apparaît au philosophe dans une clarté grandissante « Peut-être après tout est-ce le christianisme qui est sain et ses critiques qui extravaguent en divers sens. » Il faut voir comment il développe cette idée ; avec quel humour, quelle souplesse, quelle justesse il montre, dans l'Eglise catholique, le point d'équilibre entre des forces dont aucune n'est sacrifiée, entre la famille féconde et la virginité, entre la sévérité et la mansuétude, entre la richesse et la pauvreté, et comment il la magnifie pour n'avoir jamais cédé à la mode du jour, à la mode qui est le piège renaissant et mortel.
L’hebdomadaire Famille chrétienne a signalé l’existence du blogue des Amis de Chesterton dans son numéro 1636, daté du 23 au 29 mai. Modeste et entièrement consacré à un écrivain anglais, catholique certes, le blogue des Amis de Chesterton remercie l’hebdomadaire familial pour cette sympathique mention. Celle-ci prend place dans une très intéressante enquête intitulée « Cathos bloguers, les mousquetaires du net ».
Par ailleurs, Philippe Maxence sera l’invité du Libre Journal de Denis Sureau, le dimanche 31 mai, sur l’antenne de Lumière de l’Espérance, la radio du dimanche de Radio Courtoisie. Il évoquera la vie et l’œuvre de Chesterton, ainsi que Plaidoyer pour une propriété anticapitaliste (traduction française de Outline of sanity, Éditions de l’Homme Nouveau), L’Univers de Chesterton (Éditions Via Romana) et Pour le réenchantement du monde, une introduction à Chesterton (Éditions Ad Solem).
Cette émission sera diffusée de 12h00 à 13h30, et rediffusée à 16h00 et minuit.
Je viens de recevoir le petit volume de la collection « Le cabinet des lettrés » (Le Promeneur/Gallimard) qui publie sous ce titre trois nouvelles de Chesterton. Je ne reviendrai pas sur l’historique de ces nouvelles déjà proposé à lecture des visiteurs de ce blog. Comme je l’avais déjà souligné, ce volume est un petit bijou qui invite à se procurer cet ouvrage. La traduction de Lionel Leforestier, qui avait déjà signé celle de L’Assassin modéré (même éditeur, même collection) est très agréable et rend bien le rythme propre à l’auteur. La couverture est composée d’une œuvre picturale de William Nicholson, Vis for Villain, extraite de An Alphabet publié en 1898.
Outre Le Meurtre des Piliers Blancs qui donne le titre au recueil et qui met en scène le détective Adrian Hyde, pris au piège de son propre orgueil, ce petit livre propose deux autres nouvelles, Les cinq d’épée et Le prince qui disparaît.
Seule la nouvelle Le Meurtre des Piliers Blancs était réellement inédite au moment de la mise en chantier de la traduction. Mais entre-temps l’Age d’Homme a publié le recueil La Fin de la Sagesse qui comprend la traduction de la même nouvelle, rendant en quelque sorte caduc le bandeau de l’édition du Cabinet des lettrés annonçant « Une enquête inédite ».
En attendant voici comment cette nouvelle édition présente cette histoire du Meurtre des Piliers blancs :
« Deux jeunes combattants rendus à la vie civile au lendemain de la Première Guerre mondiale briguent un emploi dans une agence de détectives londonienne. Chargés d’élucider le meurtre d’un célèbre philanthrope, trouvé mort dans le lac de sa propriété palladienne, ils mènent une enquête qui les conduit à abjurer les principes d’“observations scientifiques” – calque parodique des méthodes de Sherlock Holmes – professés par leur maître, le Dr Adrian Hyde… »
Surprises et paradoxes sont au rendez-vous.
Sous ce titre est publié dans La Fin de la sagesse, un conte intéressant de Chesterton : Homesick at home, qui date comme le précédent, Le dessin du mardi, de 1896. Ce conte est intéressant en ce qu’il préfigure une idée que Chesterton réutilisera dans Orthodoxie ainsi que dans Manalive. Pour Chesterton, l’habitude et la routine représentent un danger en ce qu’elles risquent de défigurer le familier et il propose de ce fait d’entreprendre un tour du monde pour mieux apprécier son univers de tous les jours. Cette idée, il l’exprime au tout début d’Orthodoxie et j’en retranscris ici quelques lignes dans la traduction d’Anne Joba (Idées/Gallimard) :
« Souvent, j’ai eu la tentation d’ écrire un roman dont le héros serait un yachtman anglais qui, ayant commis une légère erreur de navigation, découvrirait l’Angleterre en croyant aborder une île inconnue des mers du Sud. (…) On peut à bon droit imaginer que l’explorateur (armé jusqu’aux dents et s’exprimant par gestes), venu planter le drapeau anglais sur un temple barbare qui n’est, en fin de compte, autre chose que le Pavillon de Brighton, s’est senti un peu sot. (…) Son erreur fut en vérité des plus enviables ; et, s’il est l’homme que je crois, il le sait. Que peut-il y avoir de plus délicieux, en effet, que de ressentir en l’espace de quelques minutes toutes les terreurs exaltantes d’une expédition lointaine et toute l’humaine sécurité du retour chez soi ? (…) Tel est, en un certain sens, le véritable problème de ce livre. Comment pouvons-nous tout à la fois nous étonner devant ce monde et nous y sentir chez nous ? Comment cette étrange cité cosmique, peuplée de créatures diverses, éclairée par des lampadaires antiques et monstrueux, comment ce monde peut-il nous offrir simultanément la magie d’une ville inconnue et le confort, la fierté d’être notre ville. »
Homesick at home (Le Mal du pays à la maison) avait déjà illustré, sous la forme d’un conte de cinq pages (dans l’édition française) cette idée, décidément au cœur de la pensée chestertonienne. Manalive (traduction française, Supervivant) l’illustrera dans le cadre d’un roman. Dans son excellente étude G.K. Chesterton, création romanesque et imagination (éditions Klincksieck) Max Ribstein remarque également que Chesterton utilise le même patronyme de Wynd dans Homesick at home (White Wynd) et dans Le Miracle de Moon Crescent, histoire publiée dans L’Incrédulité du Père Brown (Warren Wynd) et la première fois en mai 1924 dans Nash’s Magazine.
Homesick at home sera publié en volume dans The Coloured land, qui paraît en 1938 sur six pages ainsi que dans le recueil Daylight and Nightmare, publié en 1986.
Le talent d’Eric Zemmour n’est pas en cause. Disons plutôt ses références. Enfin quand j’écris « ses » références, je veux parler, bien sûr, de celles de ses articles ou de certains de ses propos à l’antenne. D’ailleurs, il faudrait encore mieux parler de « sources », de ces fameuses « sources » du journaliste, qu’il doit vérifier, re-vérifier et recouper. Or malgré tout son talent et sa facilité d’expression, Eric Zemmour ne vérifie pas toutes ses sources ni toutes ses références.
Un exemple ? Oui, un seul exemple ! Mais un exemple qui nous tient à cœur. Le 4 mai dernier, dans Le Figaro, Éric Zemmour a consacré un article aux Maos français. L’extrême-gauche attire beaucoup en ce moment. C’est un sujet à la mode, surtout dans les colonnes du Figaro. Dans cet article, Eric Zemmour a trouvé le moyen de placer une citation de Chesterton. Ce n’est pas forcément une mauvaise idée et c’est même très souvent une excellente idée. Mais Eric Zemmour cite Chesterton comme Chesterton aurait cité Zemmour si Chesterton avait été encore vivant et Français. C’est-à-dire qu’il cite de mémoire. Et la mémoire, c’est bien connu, est parfois défaillante. Même chez les anciens élèves de Science po comme Eric Zemmour. Une nouvelle fois, donc, Eric Zemmour a faussement cité Chesterton en lui attribuant la phrase désormais célèbre : « Le monde est plein d'idées chrétiennes devenues folles ».
Idées ? Où Eric Zemmour a-t-il lu que Chesterton parle d’idées chrétiennes. Dans quel livre de citations a-t-il pioché cette phrase ? On se le demande. Car, jamais Chesterton n’a écrit une telle phrase. Ni dans la version anglaise, ni dans aucune des traductions françaises du livre d'où est extraite cette phrase. Les choses devenues folles sous la plume de Chesterton, ce sont « les vertus » chrétiennes et il l’écrit dans un très beau passage d’Orthodoxie. C'est même au chapitre trois de ce maître-livre. Il donne même les raisons de cette folie dans un passage qu’il conviendrait de relire attentivement pour comprendre le sens réel de la phrase chestertonienne.
Ce n’est pas la première fois qu’Eric Zemmour se trompe dans sa citation de Chesterton. Comme elle est parlante, il l’a employée à plusieurs reprises, dans ses articles ou à la télévision, notamment chez Ruquier. Nous n’allons pas refaire l’historique de l’erreur zemmourienne. Nous l’avions déjà établie ici.
Le monde moderne n’est pas méchant ; sous certains aspects, le monde moderne est beaucoup trop bon. Il est plein de vertus désordonnées et décrépites. Quand un certain ordre religieux est ébranlé (comme le fut le christianisme à la Réforme), ce ne sont pas seulement les vices que l’ont met en liberté. Les vices, une fois lâchés, errent à l’aventure et ravagent le monde. Mais les vertus, elles aussi, brisent leur chaînes, et le vagabondage des vertus n’est pas moins forcené et les ruines qu’elles causent sont plus terribles. Le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles. Elles sont devenues folles, parce qu’isolées l’une de l’autre et parce qu’elles vagabondent toutes seules. C’est ainsi que nous voyons des savants épris de vérité, mais dont la vérité est impitoyable ; des humanitaires éperdus de pitié mais dont la pitié (je regrette de le dire) est souvent un mensonge. Mr Blatchford attaque le christianisme parce que Mr Blatchford a la monomanie d’une seule vertu chrétienne, d’une charité purement mystique et presque irrationnelle. Il a une idée étrange : c’est qu’il rendra plus facile le pardon des péchés en disant qu’il n’y a pas de péchés. (...)
Or il est un cas beaucoup plus remarquable que cet antagonisme de la vérité et de la pitié, c’est celui de la déformation de l’humilité. (...)
Ce dont nous souffrons aujourd’hui, c’est d’un déplacement vicieux de l’humilité. La modestie a cessé tout rapport avec l’ambition pour entrer en contact intime avec la conviction, ce qui n’aurait jamais du se produire. Un homme peut douter de lui-même, mais non de la vérité, et c’est exactement le contraire qui s’est produit. Aujourd’hui, ce qu’un homme affirme, c’est exactement ce qu’il ne doit pas affirmer, c’est-à-dire lui-même ! Ce dont il doute est précisément ce dont il ne doit pas douter : la Raison Divine. (...)
Le nouveau sceptique est si humble qu’il doute de pouvoir apprendre. Ainsi nous aurions tort de nous presser de dire qu’il n’y a pas d’humilité propre à notre époque. Le vérité est qu’il en existe une, très réelle, mais pratiquement plus morbide que les farouches humiliations de l’ascète. L’ancienne humilité était un aiguillon qui empêchait l’homme de s’arrêter et non pas un clou dans la chaussure qui l’empêche d’avancer, car l’ancienne humilité faisait qu’un homme doutait de son effort et cela le poussait à travailler avec encore plus d’ardeur. Mais la nouvelle humilité fait que l’homme doute de son but, ce qui l’arrête tout à fait.
A tous les coins de rue nous sommes exposés à rencontrer un homme qui profère cette assertion frénétique et blasphématoire : « Je puis me tromper ». Chaque jour vous croisez quelqu’un qui vous dit : « Bien entendu, mon opinion n’est peut-être pas la bonne ». Or son opinion doit être la bonne, sinon, elle n’est pas son opinion. Nous sommes en train de créer une race d’homme d’une tournure d’esprit trop modeste pour croire à la table de multiplication ! Le danger est de voir des philosophes qui doutent de la pesanteur comme d’une simple fantaisie de leur cerveau. Les railleurs d’autrefois étaient trop orgueilleux pour être convaincus, mais ceux-ci sont trop humbles pour l’être. Les doux posséderont la terre mais les sceptiques modernes ont tant de douceur qu’ils ne veulent même plus réclamer leur héritage. (...)
Le péril, c’est que l’intelligence humaine est libre de se détruire elle-même. De même qu’une génération pourrait empêcher l’existence même de la génération suivante, si tous ceux qui la composent entraient au couvent ou se jetaient dans la mer, ainsi, un petit nombre de penseur peut, jusqu’à un certain point, faire obstacle à la pensée dans l’avenir en enseignant à la génération suivante qu’il n’y a rien de valide dans aucune pensée humaine.
Il est vain de parler de l’antagonisme de la raison et de la foi. La raison est elle même un sujet de foi. C’est un acte de foi de prétendre que nos pensées ont une relation quelconque avec une réalité quelle qu’elle soit. Si vous êtes vraiment un sceptique, vous devrez tôt ou tard vous poser la question : « Pourquoi y aurait-il quelque chose d’exact, même l’observation et la déduction ? Pourquoi la bonne logique ne serait-elle pas aussi trompeuse que la mauvaise ? L’une et l’autre ne sont que des mouvements dans le cerveau d’un singe halluciné ? ». Le jeune sceptique dit : « J’ai le droit de penser par moi-même ». Mais le vieux sceptique, le sceptique complet dit : « Je n’ai pas le droit de penser par moi-même. Je n’ai pas le droit de penser du tout. »
Il y a une pensée qui arrête la pensée, et c’est à celle là qu’il faut faire obstacle. C’est le mal suprême contre lequel toute autorité religieuse a lutté. Ce mal n’apparaît qu’à la fin d’époques décadentes comme la notre...
Car nous pouvons entendre le scepticisme brisant le vieil anneau des autorités et voir au même moment la raison chanceler sur son trône. Si la religion s’en va, la raison s’en va en même temps. Car elles sont toutes les deux de la même espèce primitive et pleine d’autorité. Elles sont toutes les deux des méthodes de preuves qui ne peuvent elles-mêmes être prouvées. Et en détruisant l’idée de l’autorité divine, nous avons presque entièrement détruit l’idée de cette autorité humaine par laquelle nous pouvons résoudre un problème de mathématiques. Avec une corde longue et résistante, nous avons essayé d’enlever sa mitre (la religion) à l’homme pontife et la tête (la raison) a suivi la mitre.