Nous terminons ci-dessous notre présentation (voir Ici et Là) du livre du professeur Race Mathews consacré à l'histoire du distributisme, publié aux États-Unis sous le titre de : Jobs of Our Own.
Passionnantes également sont les pages consacrées au Mondragón dont l’histoire se déroule en Espagne, plus exactement au pays Basque espagnol. Dans cette région, la Guerre civile espagnole avait laissé beaucoup de traces et, face au chômage important, un jeune prêtre, le Père José Maria Arizmendiarrieta, tenta de répondre à cette situation préoccupante. Lui aussi passa par la formation professionnelle qui servit de base au lancement dans les années cinquante de la première entreprise coopérative qui sera elle-même à l’origine d’un organisme de prestations sociales propres au mouvement coopératif, puis d’une banque populaire, d’un organisme de crédit, etc. Là encore, l’ensemble repose sur la démarche mutualiste, débouchant elle-même sur un système de coopératives sœurs. Véritable groupe dès les années soixante, le Mondragón put à la fois se développer et faire face à la crise économique des années suivantes et à son lourd taux de chômage. Les coopératives décidèrent alors de ne pas augmenter les salaires et les associés sans emploi furent envoyés en formation, leur rémunération étant assurée par des prélèvements sur les salaires des actifs. Parallèlement, les coopératives développèrent l’exportation et devinrent un véritable groupe en 1985 sous le nom de « Mondragón Cooperative Corporation ».
Race Mathews explique bien la réussite du Mondragón, sa spécificité basque, son développement et son organisation. Il insiste à raison sur l’importance accordée par le Père José Maria Arizmendiarrieta à la notion de propriété privée ainsi qu’à l’éducation. Mais les liens directs avec le distributisme anglais semblent pour le moins ténus. Certes, le Père José Maria Arizmendiarrieta a été influencé par les encycliques
Rerum Novarum et Quadragesimo Anno. Certes, il insiste en pratique sur la subsidiarité. Certes, son action entre dans une critique des solutions capitaliste et socialiste et, comme l’écrit Race Mathews les affinités avec le distributisme ne sont pas mineures. Mais la généalogie entre les deux n’apparaît ni certaine ni évidente. Le Père José Maria Arizmendiarrieta se réfère davantage à Emmanuel Mounier et Jacques Maritain dans la perspective de leur pensée « personnaliste et communautaire ». Ce n’est pas le lieu ici de discuter de celle-ci qui est loin de faire l’unanimité des approches catholiques des problèmes sociaux. On peut certes faire de Mounier un distributiste, mais alors le distributisme comme Mounier perdent de leur spécificité. Et le distributisme n’est pas réductible au personnalisme.
Malgré son intérêt évident, autant pour les fondements historiques du distributisme que pour la présentation des réalisations concrètes que furent l’Antigonish Movement et le Mondragón, ce livre n’est pas parvenu à réaliser une histoire complète, même sous forme de synthèse, du distributisme. Étrangement on ne trouve, par exemple, pas un mot sur Dorothy Day et Peter Maurin, fondateurs du Catholic Worker, dont une (grande) partie de l’inspiration est de manière revendiquée celle du distributisme. De la même manière, les aspects concernant Eric Gill et la communauté de Ditchling auraient pu être développés.
Il y a enfin une véritable question qui se pose à la lecture des thèses de l’auteur. Le distributisme est-il un système complet et alternatif face aux deux grands systèmes que sont le capitalisme et le socialisme ? Ou, est-il seulement un correctif de leurs défauts par le biais du mutualisme ? À la fin de son ouvrage, Race Mathews utilise le concept de « distributisme évolué » et finalement réduit celui-ci à cet aspect mutualiste qu’il voudrait seulement voir développé au plan international. Sa conclusion sur le
New Labour de Blair laisse pour le moins pantois, surtout à la lumière des échecs de cette tentative qui n’est au fond que la version anglaise de l’adoption par la social-démocratie des thèses du libre-marché mondial, à l’instar de partis sociaux-démocrates du Continent. Certes, un aspect du distributisme, tant dans son histoire que dans ses conceptions, peut aller dans ce sens. Nombre de distributistes, après-guerre, se sont d’ailleurs ralliés à la social-démocratie. Mais il semble pourtant que le distributisme des origines garde de son intérêt par sa critique globale du monde moderne et par l’universalité des principes qu’il a tenté de défendre. À ce titre, la partie historique de ce livre reste irremplaçable à l’heure actuelle pour bien saisir la spécificité distributiste.