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5 novembre 2011 6 05 /11 /novembre /2011 08:33


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Dans un article du Monde diplomatique paru en mai 2009, Alberto Manguel raconte les difficultés liées au travail de traduction et évoque notamment celle à laquelle il fut confrontée en voulant traduire La Trama de Borges. Il trouva une aide inattendue en la personne de… Chesterton. On trouvera l’intégralité de cet article sur le site du journal. Voici l’extrait concernant Chesterton :


En 1974, dans El Hacedor, Borges a publié un petit texte intitulé La Trama. Je veux le citer en entier :

Pour que son horreur soit totale, César, acculé contre le socle d’une statue par les poignards impatients de ses amis, aperçoit parmi les lames et les visages celui de Marcus Junius Brutus, son protégé, peut-être aussi son fils. Alors il cesse de se défendre et s’exclame : “Toi aussi, mon fils !” Shakespeare et Quevedo recueillent le cri pathétique.

Les répétitions, les variantes, les symétries plaisent au destin. Dix-neuf siècles plus tard, dans le sud de la province de Buenos Aires, un gaucho est attaqué par d’autres gauchos et, en tombant, reconnaît un de ses filleuls. Il lui dit avec un doux reproche et une lente surprise (ces paroles, il faut les entendre, non les lire) : “¡ Pero, che !” Ils le tuent, et il ne sait pas qu’il meurt pour qu’une scène se répète.

Il y a quelques années, essayant de partager avec des amis canadiens ce texte de Borges, j’ai essayé de le rendre en anglais. Plusieurs difficultés m’ont semblé insurmontables ; en particulier, ce « ¡ Pero, che ! », locution intraduisible par excellence, profondément enracinée dans le sol argentin et impossible à replanter dans n’importe quel champ linguistique. « ¡ Pero, che ! » semble être le fruit de l’identité même de l’Argentin, plainte laconique qui ne peut s’exprimer nulle part ailleurs sur la terre. On ne dit pas « ¡ Pero, che ! » en Angleterre ou aux Etats-Unis, mais pas davantage en Espagne, au Mexique ou à Cuba. « ¡ Pero, che ! » est quasiment en soi la définition du parler créole.

Fort heureusement, l’histoire de la traduction est faite d’infimes miracles. Vertu, intelligence, adresse, expérience, recherche, hasard : tous ces facteurs interviennent dans l’exécution d’une traduction réussie, mais la qualité du miracle est la seule essentielle. Dans ce champ de la création littéraire, il n’y a pas de victoire sans miracle.

Résigné à laisser ma traduction inachevée ou à terminer le court texte en utilisant un faible synonyme de l’insaisissable expression, je lisais, pour me distraire, A Short History of England, de Gilbert Keith Chesterton, œuvre que Borges connaissait fort bien, et soudain apparut la phrase suivante :

« Pendant très longtemps, on a pensé que la nation britannique fondée par Jules César avait été fondée par Brutus. Le contraste entre la très sobre découverte et la très fantastique fondation a quelque chose d’évidemment comique, comme si le “Et tu, Brute ?” latin de Jules César pouvait se traduire par “What, you here ?”.  »

Le « What, you here ? » de Chesterton est la traduction parfaite du « ¡ Pero, che ! » de Borges. Ou plutôt : le « ¡ Pero, che ! » de Borges est la traduction parfaite du « What, you here ? » de Chesterton. La traduction comme lecture-voyage dans les deux sens : de la source au texte original et du texte original à la source, la source et l’original se confondant et se redéfinissant chemin faisant. Qui est l’auteur et qui est le traducteur de l’expression ? Borges ou Chesterton ? Impossible de le savoir. Chronologie et anachronisme ne sont pas des concepts utiles pour juger d’une traduction et de ses sources.


 

Ecrivain canadien d’origine argentine, Alberto Manguel a publié en 2004 un choix d’essais de Chesterton chez Actes Sud, sous le titre Le paradoxe ambulant - 59 essais.

 

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