Nous publions ci-dessous la suite de notre présentation (voir ICI) du livre du professeur Race Mathews consacré à l'histoire du distributisme, publié aux États-Unis sous le titre de : Jobs of Our Own.
L'auteur : Race Mathews
En se séparant peu à peu du socialisme, Belloc et Cecil Chesterton ne restèrent pas inactifs. En 1911, ils fondaient une première publication, The Eye-Witness qui, après des difficultés financières, devint en 1912 The New Witness. Ces publications se firent une spécialité dans la dénonciation des scandales politiques et financiers et dans la remise en cause du système des partis politiques qui détournaient, selon les deux hommes, la démocratie de son lien étroit avec le peuple.
Si on peut considérer The Eye-Witness et The New Witness comme des publications distributistes ou pré-distributistes, elles apparaissent surtout comme des journaux que l’on qualifierait aujourd’hui de « populistes », avec toute la charge émotionnelle que ce terme comporte actuellement. En 1912, Cecil Chesterton dénonça avec une force incroyable le délit d’initiés connu sous le nom de « Scandale Marconi », lequel mettait en cause trois membres importants du gouvernement Asquith. Étrangement, Race Mathews développe assez peu l’histoire de ce scandale qui marqua si profondément les trois hommes et qui fut en quelque sorte un élément déclencheur dans l’engagement encore plus profond de G.K. Chesterton dans le combat politique. De la même manière, l’opposition radicale des trois hommes à la guerre des Bœrs, dénoncée comme une guerre impérialiste, destructrice du patriotisme anglais, n’occupe pas assez de place dans son étude. On renverra à ce sujet au livre de William Oddie (Chesterton and the Romance of Orthodoxy: The Making of GKC) qui a montré combien cette guerre avait joué un rôle déterminant dans l’évolution de G.K. Chesterton.
En 1918, Cecil Chesterton mourut dans un hôpital en France, des suites des blessures reçues au front. Race Mathews, qui a montré les qualités de tribun, de combattant et d’organisateur de Cecil Chesterton, estime que le courant distributiste a alors perdu son principal théoricien et que d’une certaine manière le distributisme ne s’en est pas remis. Gilbert Chesterton n’avait pas les qualités de son frère cadet et c’est peu dire qu’il n'était ni fait pour l’action politique, ni pour la théorisation des idées de ce courant. Mais sur ce point, Race Mathews a le défaut de reprendre à son compte, sans sens critique semble-t-il, la vision d’Ada Chesterton, l’épouse de Cecil Chesterton, talentueuse journaliste elle-même et femme engagée, dotée d’un très fort caractère. Jeune veuve, elle a naturellement exalté la figure de l’époux disparu, en accentuant les différences avec Gilbert Chesterton et Hilaire Belloc. Race Mathews reprend ainsi les regrets d’Ada Chesterton, estimant qu’aucun de ces deux hommes ne fut capable d’écrire le livre théorisant le distributisme pour l’élever du niveau d’une réaction à celui d’une véritable doctrine politique. Tout n’est évidemment pas faux dans cette vision, mais il ne faudrait pas oublier trop vite le livre, certes incomplet, de Belloc sur la restauration de la propriété privée et le « Manifeste distributiste » de Penty, étrangement absent de cette histoire.
Le grand intérêt de ce livre se situe donc surtout (si l’on excepte les chapitres sur l’origine du distributisme) dans les pages consacrées à la renaissance du distributisme, à travers les expériences peu connues (voire inconnues en France) de « l’Antigonish Movement » et du « Mondragon ». Ces chapitres sont véritablement passionnants tout en marquant une vision limitée du distributisme. Pour Race Mathews, il est évident que le distributisme s’incarne essentiellement dans le mode d’organisation coopératif et mutualiste.
L’Antigonish Movement est né au Canada et s’est incarné par la mise en place d’une organisation coopérative dans le domaine de la pêche, revitalisant tout une région (la Nouvelle Écosse). À l’origine de ce mouvement, un prêtre, le père « Jimmy » Tompkins qui donnera une impulsion décisive, qui sera reprise et développée par Moïse Coady.
C’est encore un prêtre qui développe au pays basque espagnol un système similaire, qui perdure aujourd’hui encore, le Mondragon.
Le point de départ de l’Antigonish Movement est un département de l’Université Saint-François-Xavier à Antigonish, à la fois nom d’une ville et d’un comté canadien de Nouvelle-Écosse. Le but était de combattre la pauvreté, mais sans recourir à l’assistanat mais en permettant aux communautés locales de redevenir maîtresses de leur destin, par la mobilisation des ressources locales et régionales.
Étonnamment, ce mouvement de revitalisation sociale, économique et régionale, a débuté au début des années 1920 par des cours pour adultes, destinés à ceux qui n’avaient pu acquérir une formation secondaire et supérieure. Les cours comprenaient aussi bien l'étude de l’anglais, de la chimie, des finances, de l'agriculture, de l'hygiène vétérinaire, des ressources naturelles, de l'arithmétique, que les sciences économiques, la physique, la prise de parole en public, l'élevage et la biologie. Il reviendra au Père Coady de développer cet enseignement pour adulte en créant dans la région d’Halifax des coopératives de pêcheurs.
L’idée reposait sur plusieurs principes partagés par le distributisme : la nécessité de la large diffusion de la propriété privée, comme garantie de la liberté et de l’autonomie responsable, et le lien étroit entre la démocratie politique et la démocratie économique. Autrement dit, selon cette approche, il ne pouvait y avoir de démocratie véritable si les personnes n’étaient pas décisionnaires et responsables au plan économique. À ce titre, la voie coopérative permettait de rendre propriétaire un grand nombre de personnes et donc de garantir une réelle liberté. En 1938, l’Antigonish Movement recevra les encouragements du Pape Pie XI, à travers un message signé par le cardinal secrétaire d’État, Pacelli. Devenu Pie XII, celui-ci confirmera ses encouragements, en élevant le Père Coady à la dignité de Monseigneur.
On peut se demander les liens véritables entre l’Antigonish Movement et le mouvement distributiste ? Ils reposent d’abord sur les fondements : les encycliques sociales des Papes, notamment Rerum Novarum de Léon XIII et Quadragesino annode Pie XI. Plus directement, le Père Tompkins recommandait en mars 1937 l’essai de Belloc sur la restauration de la propriété privée qu’il qualifiait de « source fiable » pour ceux qui n’acceptent ni le capitalisme ni le communisme collectiviste, en estimant également qu’il s’agissait d’un ouvrage « admirablement clair ». Dans son livre, Race Matthews, qui se montre pourtant très admiratif de l’Antigonish Movement, montre que celui-ci n’a pas évité certains écueils lors de son développement. Les coopératives sont devenues des entreprises où la participation de tous avait perdu de sa réalité.